CHAPITRE IV
Quand Meriet se leva pour prime, il avait les yeux cernés, le regard lourd, mais apparemment il ne se doutait nullement de ce qui s’était produit pendant la nuit ; il n’eut cependant pas à affronter immédiatement l’inquiétude, le mécontentement et les craintes latentes de ses frères car, dès la fin de l’office, on le pria de se rendre aux écuries à la demande du shérif-adjoint. Hugh avait fait déposer la bride rompue et abîmée sur un banc de la cour, et un palefrenier promenait Brun par la bride sur les pavés, tout heureux de le faire admirer dans la douce lumière du matin.
— J’ai à peine besoin de vous poser la question, dit Hugh d’une voix agréable. Même dans cette tenue qu’il n’a jamais vue, regardez-le lever la tête et dilater les naseaux en vous voyant approcher. Aucun doute, il vous reconnaît. Je suis donc fondé à penser que vous le connaissez aussi, ajouta-t-il avec un sourire.
Et comme Meriet se taisait et attendait qu’on l’interroge pour parler, il poursuivit :
— Est-ce le cheval que montait Peter Clemence quand il est parti de chez votre père ?
— C’est bien lui, messire.
Il s’humecta les lèvres et, à part un bref coup d’oeil à l’animal, garda les yeux baissés.
— Est-ce la seule occasion où vous avez eu affaire à lui ? Il vient vers vous sans hésiter. Caressez-le voyons, vous voyez bien qu’il ne demande que ça.
— Oui, je l’ai emmené à l’écurie et je l’ai pansé cette nuit-là, avoua Meriet d’une voix basse et hésitante. Je l’ai aussi sellé le lendemain matin. Je ne m’étais jamais trouvé avec un tel cheval... Je... je sais m’y prendre avec les chevaux.
— Je vois ça. Alors vous reconnaissez aussi sa bride et sa selle. Ce sont bien elles ?
Elles avaient été fort bien travaillées, avec pour la selle des incrustations de cuirs de couleurs et les ornements d’argent de la bride étaient maintenant tout sales.
Meriet répondit affirmativement et finit par demander, d’une voix un peu tremblante :
— Où avez-vous trouvé Barbarie ?
— Ah, c’est son nom ? C’est son maître qui vous l’a dit ? A une vingtaine de miles au nord d’ici, dans les tourbières près de Whitchurch. Très bien, jeune homme, ça ira pour l’instant. Vous pouvez retourner à vos occupations.
Près des lavabos, dans la salle d’eau où ils se lavaient, les camarades de Meriet profitaient au maximum de son absence. Tous élevaient vigoureusement la voix pour exprimer leurs doléances, ceux qui avaient peur de lui car ils le croyaient possédé, ceux que vexaient ses manières de se tenir à part et ceux qui voyaient dans son silence rien moins que du dédain. Le prieur n’était pas là, mais son éminence grise, frère Jérôme, était présent, lui, et écoutait de toutes ses oreilles.
— Enfin mon frère, vous aussi vous avez entendu ! Il a recommencé à crier, et nous a tous réveillés...
— Il hurlait après son compagnon. J’ai entendu comment il appelle son démon, Barbarie ! Et le diable a sifflé en réponse... On sait bien, nous autres, que les diables, ça siffle !
— Il a fait entrer un diable, ici au couvent, nos vies sont en danger... Et la nuit, on ne peut pas se reposer. C’est vrai, mon frère, on est tous morts de peur !
Cadfael, qui passait un peigne dans son épaisse tignasse grise entourant sa tonsure couleur noisette, avait bien envie d’intervenir, mais il préféra y renoncer. Qu’ils expriment donc tout ce qu’ils avaient accumulé contre ce garçon, il ne fallait pas être grand clerc pour voir que ce n’était pas grand-chose. Ils étaient sûrement craintifs et superstitieux, ça oui, et ce genre de réveil en fanfare trouble les esprits simples. S‘on les forçait immédiatement à se taire, cela ne ferait que renforcer leurs rancunes. S’ils étaient libres de parler, l’émotion se calmerait toute seule. Il décida donc de garder le silence, tout en laissant une oreille traîner.
— On en reparlera au chapitre, croyez-moi, promit frère Jérôme qui tenait à être la source essentielle de renseignements pour son prieur. On ne manquera pas de prendre des mesures pour assurer notre repos, j’en suis convaincu. S’il le faut, on mettra en quarantaine ce perturbateur.
— Mais, mon frère, chevrota le plus proche voisin de dortoir de Meriet, si on l’isole dans une cellule séparée, sans personne pour le surveiller, qui sait ce qui va encore lui passer par la tête ? Il sera encore plus livré à lui-même, et je crains que son démon n’en gagne de l’audace et ne s’empare des autres. Il pourrait bien nous faire tomber le toit sur la tête ou mettre le feu à nos paillasses...
— C’est ce qui s’appelle manquer de confiance dans la divine providence, répliqua Jérôme, en tripotant la croix qu’il portait sur la poitrine. Frère Meriet nous a causé bien des ennuis, je vous le concède, mais de là à dire qu’il a un démon...
— Mais mon frère, c’est vrai ! Il a même un talisman de son démon, qu’il dissimule dans son lit, je le sais ! Je l’ai surpris en train de cacher un petit objet sous sa couverture, pour que je ne le voie pas, un jour où je suis entré dans sa cellule. Tout ce que je voulais, c’était lui demander une ligne d’un psaume, car vous savez que c’est un lettré. Il avait quelque chose dans la main qu’il a glissé hors de vue très vite et il est resté entre moi et le lit, sans vouloir me laisser rentrer. Il m’a regardé d’un oeil noir, mon frère, qui m’a fait peur ! Mais depuis, moi, j’ai ouvert les deux yeux. C’est vrai, je le jure, il a un objet magique dissimulé là et la nuit, il le met dans son lit. Je suis sûr que c’est la marque de son démon, et ça nous portera malheur à tous !
— J’ai peine à croire... commença frère Jérôme, qui s’interrompit net, se demandant s’il n’était pas trop crédule. Vous avez vu ça ? dans son lit, dites-vous ? Un objet étranger qu’il a dissimulé ? Ce n’est pas conforme à la règle. Un novice qui entre ici doit remettre tout ce qu’il possédait en ce monde. J’en parlerai à frère Meriet, poursuivit Jérôme, redressant ses maigres épaules en sentant qu’il y avait là une véritable infraction à la règle.
Cela apportait de l’eau à son moulin ! Il n’aimait rien tant que de faire des reproches aux autres. Car en effet, il ne saurait y avoir dans une cellule qu’un lit et un tabouret, un petit bureau pour lire, et des livres pour étudier.
Une demi-douzaine de voix s’élevèrent pour l’encourager et le pousser à agir immédiatement.
— Allons-y maintenant, mon frère, profitons de son absence et vous verrez si je vous ai menti ! Si vous lui enlevez son talisman, son démon n’aura plus aucun pouvoir sur lui.
— Et nous aurons de nouveau la paix...
— Venez avec moi ! ordonna Jérôme, héroïque dans la décision qu’il venait de prendre.
Et avant que Cadfael ait eu le temps de réagir, Jérôme avait quitté les lieux et se dirigeait au pas gymnastique vers l’escalier du dortoir, suivi de très près par les novices dans tous leurs états.
Cadfael leur emboîta le pas, résigné autant que dégoûté, mais, dans l’immédiat, il n’y avait pas péril en la demeure. Le garçon discutait tranquillement aux écuries avec Hugh, et, bien entendu, on ne trouverait rien de pendable dans sa cellule, rien qui fût susceptible de faire jaser, la méchanceté stimulant souvent l’imagination. Une bonne déception donnerait matière à réflexion à tous, du moins l’espérait-il ! Il n’en grimpa pas moins les escaliers quatre à quatre. Mais il y avait quelqu’un d’encore plus pressé. Un pas léger sonnait la charge sur le plancher de bois derrière Cadfael et le coureur le dépassa impétueusement à la porte du long dortoir et le devança de plusieurs longueurs dans le couloir carrelé. Emporté par l’indignation, il le dépassa à toute vitesse, sa robe volant au vent.
— Je vous ai entendus ! Je vous ai entendus ! Ne touchez pas à mes affaires !
On était loin de sa petite voix soumise, de ses yeux modestement baissés et de ses mains jointes. C’était maintenant un jeune seigneur furieux qui commandait, d’un ton sans réplique, qu’on s’éloigne de ses biens et qui faisait face, les poings serrés et le regard flamboyant. Cadfael resta pantois un bon moment. Se ressaisissant, il essaya de saisir une manche qui s’envolait mais il ne réussit qu’à se faire entraîner dans le sillage de Meriet.
La couvée de novices curieux, effarés, encerclait l’entrée de sa cellule, passant précautionneusement la tête à l’intérieur, mais laissant à tout hasard le postérieur dehors. Ils se détournèrent, affolés, à l’approche de cette apparition furieuse qui leur tombait dessus et s’égayèrent en caquetant comme des poules devant un renard. Au seuil même de son petit domaine, Meriet se trouva nez à nez avec frère Jérôme qui en sortait.
Apparemment, la confrontation était parfaitement inégale ; un simple postulant, entré depuis environ un mois, qui avait déjà causé force désordre et qui avait été dûment chapitré, en face d’un homme investi d’une autorité certaine, bras droit du prieur, clerc et confesseur, l’un des deux responsables des novices. Cette inégalité arrêta Meriet pendant un moment, le temps pour Cadfael de lui murmurer à l’oreille :
— Tu es fou ! Calme-toi ! Il va avoir ta peau !
Il aurait pu garder son souffle – il ne lui en restait pas tellement ! – car Meriet n’entendit rien. Le moment où il aurait pu revenir à la raison était déjà passé ; son regard venait de tomber sur le petit objet brillant que Jérôme balançait au bout d’un doigt dégoûté comme s’il s’agissait de quelque chose d’impur. Le garçon devint très pâle. Oh, ce n’était certes pas la peur, mais une rage incontrôlable qui transformait tout son corps en glace.
— C’est à moi, dit-il d’une voix douce, mortellement dangereuse, en tendant la main. Rendez-moi ça !
Frère Jérôme se redressa de toute sa hauteur et le rouge de la colère lui monta au front en s’entendant ainsi adresser la parole. Son nez frémit sous l’affront.
— Et vous l’avouez sans vergogne ? Ne savez-vous pas, misérable insolent, qu’en demandant à entrer parmi nous, vous avez renoncé à tout bien personnel, ainsi que le veut la règle ? Et c’est la bafouer que d’introduire subrepticement un objet dans nos murs sans l’aval de messire l’abbé. Que dis-je ? C’est un péché ! Mais apportez ça – ça ! – sciemment, c’est faire offense aux voeux mêmes que vous souhaitez prononcer. Et le garder dans votre lit, c’est presque de la fornication. Comment osez-vous ? Il va falloir vous en expliquer !
Il n’y avait que Meriet à ne pas avoir les yeux fixés sur l’innocent objet du litige car il continuait à foudroyer son adversaire du regard. C’était donc ça, ce fameux talisman, un ravissant petit morceau de chiffon tels qu’en utilisent les jeunes filles pour attacher leurs cheveux ; on y avait brodé des fleurs bleues, rouges et or. L’on remarquait aussi une mèche de cheveux blond vénitien passée dans la boucle.
— Connaissez-vous seulement le sens de l’engagement que vous tenez tant à prendre, paraît-il ? fulmina Jérôme. Car je ne vois ici aucune trace de célibat, de pauvreté, d’obéissance et de stabilité. Ah ! prenez garde, pendant qu’il en est temps encore. Renoncez aux impuretés que suggère cet objet frivole, sinon il ne nous sera pas possible de vous accepter en ces lieux. Mais vous ne couperez pas au châtiment que mérite votre faute. Enfin, si la grâce est en vous, vous avez le temps de vous amender.
— Moi, en tout cas, grâce ou pas, je ne fouille pas dans le lit des autres pour leur voler ce qui leur appartient, rétorqua Meriet, nullement impressionné et il ajouta, très calmement, mais les dents serrées : Rendez-moi ça !
— Nous verrons, insolent, ce que messire l’abbé aura à dire de votre comportement. En attendant, vous ne sauriez garder un aussi vain objet. Quant à votre refus d’obéir, je le rapporterai intégralement. Maintenant, filez, hors de mon chemin ! ordonna Jérôme avec une confiance pleine et entière en son bon droit et sa position dominante.
Cadfael ne sut jamais si Meriet, se méprenant sur ses intentions, crut simplement qu’il laisserait l’abbé trancher au prochain chapitre. Le garçon avait encore assez de bon sens pour en rester là, même si cela signifiait qu’il lui faudrait en dernier ressort perdre son modeste trésor ; après tout, il était venu de son propre chef, et quand on le réprimandait, il ne manquait jamais d’insister de tout son coeur pour ne pas être chassé mais autorisé à prononcer ses voeux. Toujours est-il qu’il recula, sans beaucoup d’enthousiasme, certes, et laissa Jérôme s’avancer dans le couloir.
Ce dernier se dirigea vers l’escalier de matines, suivi, à distance respectueuse, de ses myrmidons muets. Dans un petit récipient, fixé à un crochet, une lampe achevait de brûler. C’est là que s’arrêta Jérôme et avant que Cadfael ou Meriet aient eu le temps de comprendre ce qu’il mijotait, il avait livré à la flamme le ruban délicat.
La mèche de cheveux siffla avant de disparaître dans l’éclat d’or du feu, il ne resta du ruban que deux bouts calcinés qui retombèrent dans la soucoupe. Sans un mot, Meriet sauta comme un fauve à la gorge de Jérôme. Trop tard pour l’empoigner par son habit et essayer de l’arrêter ! Cadfael n’eut d’autre ressource que de plonger dans la mêlée.
Il ne faisait aucun doute que Meriet voulait la peau de son adversaire. En silence, il entoura des deux mains le cou de poulet de Jérôme qu’il entraîna sur le carrelage du couloir et il se mit en devoir de l’étrangler sans tenir aucun compte de la demi-douzaine de novices effrayés qui essayaient de l’arrêter comme ils pouvaient, avec pour seul résultat d’empêcher Cadfael d’agir. Jérôme devint tout rouge, prit une ressemblance marquée avec un poisson fraîchement péché et battit des mains désespérément. Se forçant un chemin, Cadfael parvint jusqu’à Meriet et lui glissa à l’oreille ces mots inspirés :
— N’as-tu pas honte, mon fils, de t’en prendre à un vieillard ?
A la vérité, Jérôme avait bien vingt ans de moins que Cadfael, mais la cause justifiait cette légère exagération. Dégrisé, Meriet se remémora ses ancêtres et relâcha son étreinte. Jérôme inspira bruyamment, et, de cramoisi, devint simplement rouge brique. Une douzaine de mains forcèrent le coupable à se redresser et l’immobilisèrent, toujours furieux et silencieux, au moment même où le prieur, grand et majestueux – il se voyait déjà abbé mitré – arrivait dans le couloir, toutes voiles dehors, flamboyant, tel un archange vengeur.
Dans la soucoupe, le ruban achevait de se consumer en dégageant une odeur désagréable et poussiéreuse qui se mêlait à celle, guère plus agréable, de la mèche incriminée.
Sur l’ordre du prieur, deux serviteurs laïcs apportèrent les menottes, qu’on utilisait rarement, enchaînèrent Meriet et le conduisirent dans l’un des cachots, isolé des parties communes de la maison. Il les suivit sans mot dire, trop conscient de sa dignité pour opposer la moindre résistance ; il ne voulait pas non plus leur faire de difficultés. Cadfael le regarda avec un intérêt particulier, comme s’il le voyait pour la première fois. Il n’était plus gêné par son habit, il marchait à grands pas dédaigneux, la tête très droite, et si un sourire sarcastique ne se devinait pas sur ses lèvres et ses narines frémissantes, c’était une fort bonne imitation. Au chapitre, on lui demanderait des comptes, mais il s’en gaussait. Dans une certaine mesure, il avait eu satisfaction.
Quant à frère Jérôme, on le releva, le coucha, et le plaignit abondamment. On lui apporta force potions calmantes, préparées par Cadfael, on enveloppa sa gorge meurtrie de baumes adoucissants et on écouta religieusement les faibles sons caquetants qu’il se fatigua bientôt d’émettre, à cause de la douleur qu’ils provoquaient. Il avait eu plus de peur que de mal, mais il parlerait difficilement pendant quelque temps, ce qui le rendrait peut-être plus souple et moins cassant avec ces jeunes aristocrates encore sauvages qui se mettaient en tête de prendre l’habit. Par erreur ? Cadfael se posait des questions sur le choix inexplicable de Meriet Aspley. S’il y avait un jeune homme fait pour s’occuper d’un manoir, monter à cheval et manier les armes, c’était bien Meriet Aspley.
« N’as-tu pas honte, mon fils, de t’en prendre à un vieillard ? »
Et le voilà qui ouvre les mains et laisse échapper son ennemi. Il est même fait prisonnier, mais avec les honneurs.
Au chapitre, le résultat était couru d’avance. Il n’y avait pas d’autre solution. Agresser un prêtre, confesseur de surcroît, aurait pu lui valoir l’excommunication, mais on fit preuve de clémence. Seulement la faute était gravissime et le fouet était la seule peine adéquate. On ne se servait de la discipline qu’en dernier recours, mais cette fois c’était inévitable. On s’en servit donc pour Meriet. Cadfael n’en attendait pas moins. Autorisé à s’exprimer, le coupable se borna à déclarer que ce qu’on lui reprochait était la pure vérité. Invité à plaider les circonstances atténuantes, il refusa, très digne. Il subit la flagellation sans une plainte.
Dans la soirée, avant complies, Cadfael se rendit chez l’abbé pour lui demander l’autorisation de visiter le prisonnier, qui resterait isolé dans son cachot pendant dix jours.
— Puisque frère Meriet refuse de se défendre et que le prieur, qui l’a fait comparaître devant vous, est arrivé après la bataille, il ne serait pas mauvais que vous sachiez tout ce qui s’est passé, car il y a peut-être un rapport avec la venue de ce garçon parmi nous.
Et il lui raconta la triste histoire du souvenir que Meriet avait caché dans sa cellule pour le serrer contre lui pendant la nuit.
— Je ne prétends pas en savoir plus que les autres, père. Mais le frère aîné de notre bouillant postulant est fiancé et doit se marier bientôt, si j’ai bien compris.
— Je vous entends, dit Radulphe d’une voix lasse et reposant ses mains jointes sur son bureau. Moi aussi, j’y ai pensé. Son père est un des protecteurs de notre maison, et le mariage doit avoir lieu ici même en décembre. Je m’étais demandé si le désir du cadet d’entrer en religion... Il me semble que cela expliquerait bien des choses.
Il eut un sourire en coin en pensant à tous ces malheureux jeunes gens pour qui une déception amoureuse signifie la fin du monde et qui ne voient d’autre issue que d’en chercher un autre.
— Cela fait bien une semaine que je me demande si je ne devrais pas envoyer quelqu’un qui comprend la vie parler à son père, et voir un peu si nous ne rendons pas à ce jeune homme un bien mauvais service en le laissant prononcer des voeux pour lesquels il n’est pas fait, quel que soit son désir de les prononcer – pour le moment du moins, reprit-il.
Cadfael l’approuva chaleureusement.
— Ce garçon fait pourtant preuve de grandes qualités, remarqua Radulphe, à regret, mais elles ne conviennent pas en ces murs. Il s’en faut de trente ans ; qu’il se marie, ait des enfants, et les élève, qu’il soit fier de leur transmettre son nom, et après, quand il sera lassé du monde, on verra. Nous avons notre style de vie, mais eux, ils sont nécessaires pour continuer à la fois à accomplir ce qu’ils savent et ce qu’on leur apprend. Vous, vous comprenez cela, mais rares sont ceux qui s’en montrent capables parmi nos frères qui viennent chercher refuge ici par crainte de la tempête. Voulez-vous aller à Aspley pour moi ?
— Bien volontiers, père, dit Cadfael.
— Dès demain ?
— J’en serai ravi, si c’est ce que vous souhaitez. Mais, dans l’immédiat, puis-je voir ce que je peux faire pour apaiser frère Meriet moralement et matériellement ? Et aussi ce que je peux en tirer ?
— Allez, vous avez ma bénédiction.
Dans son petit cachot de pierre, où ne se trouvaient qu’un lit dur, un tabouret, un crucifix accroché au mur, et un vaisseau de pierre indispensable aux besoins physiologiques du prisonnier, frère Meriet avait bizarrement l’air plus accessible, détendu, voire satisfait, que lors de ses précédentes rencontres avec Cadfael. Seul dans le noir, échappant aux regards des autres, il n’avait plus besoin de surveiller tous ses gestes et ses paroles, ni de tenir à l’écart ceux qui tentaient de se rapprocher de lui. Quand la porte s’ouvrit soudain et que quelqu’un entra, une petite lampe à la main, il se tendit un instant et souleva la tête appuyée sur ses bras pour voir de qui il s’agissait. Cadfael fut flatté et encouragé de constater qu’en le reconnaissant il soupira de soulagement et se laissa aller, la joue sur l’avant-bras, mais de manière à pouvoir observer son visiteur. Il était allongé à plat ventre, sans chemise, la robe à la taille, afin de laisser exposer ses blessures à l’air libre. Il y avait du défi dans son air calme, et il n’avait toujours pas retrouvé son sang-froid. S’il avait reconnu tout ce dont on l’accusait, en vérité, il ne regrettait rien.
— Qu’est-ce qu’on me veut encore ? demanda-t-il d’emblée, mais sans aucune appréhension.
— Rien. Reste tranquille le temps que je pose cette lampe bien droite. Là, tu entends ? Nous sommes enfermés, toi et moi. Il faudra que je tambourine à cette porte pour que tu sois débarrassé de moi. J’ai avec moi de quoi te faire passer une nuit calme sur tous les plans. Veux-tu essayer mes remèdes ? Voici une potion qui te soulagera et te fera dormir, si tu veux, dit Cadfael, posant sa lampe sur le support, sous le crucifix, afin qu’elle éclaire le lit.
— Ce n’est pas la peine, répondit Meriet sans hésitation. Je ne veux pas dormir. Je suis au calme ici.
Et il demeura étendu, les yeux grands ouverts. Les traces bleuâtres sur son dos n’avaient pas trop marqué son corps brun, souple et robuste. Le serviteur laïc avait sans doute retenu ses coups. Peut-être appréciait-il modérément Jérôme.
— Alors permets-moi au moins de te passer ma lotion sur le cuir. Je t’avais prévenu. Tu aurais pu t’épargner tout cela, imbécile, dit Cadfael d’un ton de reproche, en s’asseyant sur le bord de la paillasse et en commençant à frotter doucement les minces épaules qui frémirent sous ses doigts.
— Ce n’est rien, ça, riposta Meriet indifférent, en s’abandonnant toutefois. J’ai connu pire. Quand mon père était en colère, il aurait pu en remontrer à tout ce beau monde.
— En tout cas, ça ne t’a pas mis de plomb dans la cervelle. J’avoue qu’il m’est arrivé, à moi aussi, d’avoir envie d’étrangler Jérôme, admit loyalement Cadfael.
— Mais il est tout aussi vrai qu’il n’accomplissait que son devoir, sans beaucoup de délicatesse, me diras-tu. C’est lui le confesseur des novices dont, paraît-il, tu ferais partie. Et si c’est vraiment ce que tu veux, tu es censé renoncer au commerce des femmes, mon ami, et à tout bien personnel. Il faut lui rendre cette justice qu’il avait des raisons de se plaindre de toi.
— Mais pas de me voler ce qui m’appartient, rétorqua Meriet du tac au tac.
— Il avait le droit de confisquer ce qui est interdit ici.
— Moi, j’appelle ça voler. Et il n’avait pas le droit de le détruire devant moi – ni de parler comme si les femmes étaient des êtres impurs.
— Tu as payé tes erreurs, mais il a payé les siennes, déclara Cadfael d’un ton apaisant. Avec sa gorge douloureuse, il devra rester tranquille pendant une bonne semaine, et pour quelqu’un qui aime tant s’écouter faire des sermons, la vengeance est cruelle. Quant à toi, mon garçon, il t’en reste du chemin à parcourir, avant de devenir un bon moine ! Et si tu comptes y parvenir, tu serais bien inspiré de profiter de ton séjour dans cette cellule pour réfléchir un peu sérieusement.
— Un autre sermon ? demanda Meriet, la tête enfouie dans ses bras, et pour la première fois il y eut comme un sourire dans sa voix, même teintée de mélancolie.
— Simple suggestion, si tu as la sagesse de l’écouter.
Cela lui donna à penser. Il retint son souffle et resta silencieux un instant, puis il tourna la tête, inquiet, et regarda Cadfael dans les yeux. Ses cheveux châtains bouclaient délicatement sur sa nuque bronzée par le soleil de l’été, et son cou avait gardé la grâce de l’enfance. Il était certainement très vulnérable de par sa nature propre, mais aussi à cause des êtres qu’il avait trop aimés. La jeune fille aux cheveux blond vénitien, par exemple ?
Au bord de l’affolement, il voulut savoir ce qu’on disait de lui et si on n’avait pas l’intention de le renvoyer.
— L’abbé ne ferait pas cela. Il me l’aurait dit franchement ! Que savez-vous au juste ? Qu’est-ce qui m’attend ? Je n’abandonnerai pas maintenant, c’est impossible, affirma-t-il, en se tournant d’un geste vif et, se soulevant sur une hanche, il empoigna Cadfael par le poignet.
— Tu as fait douter de ta sincère vocation, dit ce dernier sans ménagement, et tu ne dois t’en prendre qu’à toi-même. S’il n’avait tenu qu’à moi, je t’aurais fourré ton joli trophée dans la main et je t’aurais dit de filer et d’aller la retrouver, elle ou une autre, tout aussi jolie et blonde, et d’arrêter de nous casser les pieds, car tout ce qu’on demande, c’est de vivre en paix. Mais si tu te sens capable de dominer ton fichu caractère, il te reste une chance. Alors, de deux choses l’une : tu te soumets ou tu t’en vas.
Il y avait un autre problème à l’arrière-plan et il le savait. Le garçon s’assit très droit, sans se soucier de sa demi-nudité dans ce cachot où il faisait froid. Il continuait à agripper le poignet de Cadfael et à le regarder au fond des yeux, essayant de deviner ce qu’il pensait, sans crainte, ni méfiance.
— Je changerai, dit-il. Vous ne m’en croyez pas capable, mais vous verrez. Frère Cadfael, si vous avez la confiance de l’abbé, aidez-moi ; dites-lui que je veux toujours être reçu parmi vous. Dites-lui que j’attendrai, s’il le faut, que j’apprendrai la patience, mais que je me rendrai digne d’être admis ! Il n’aura pas à se plaindre de moi ! Dites-le-lui ! Il ne me rejettera pas.
— Et la fille aux cheveux d’or ? interrogea Cadfael, intentionnellement brutal.
Meriet se détourna brusquement et se remit à plat ventre.
— Elle est en de bonnes mains, répliqua-t-il, tout aussi brutal, et il refusa d’ajouter un seul mot.
— Il y en a d’autres, objecta Cadfael. Réfléchis. C’est maintenant ou jamais. Laisse-moi te dire, car j’ai largement l’âge d’être ton père, et si j’avais le temps je pourrais éprouver quelques regrets, que tu n’es pas le seul dont ce fut le plus cher désir, et qui a maudit le jour où cette idée lui est passée par la tête. Dieu merci, notre abbé ne manque pas de bon sens, et tu auras le temps de réfléchir avant de t’engager irrémédiablement pour le restant de tes jours. Alors mets bien ce délai à profit avant qu’il ne soit trop tard.
En un sens c’était grand dommage d’effrayer un être aussi jeune, objet de tant de conflits personnels, mais il avait dix jours et dix nuits de solitude devant lui avec une nourriture légère et du temps pour prier et réfléchir. La solitude ne lui pèserait pas autant que la présence de ses camarades avec qui il s’entendait mal. Il dormirait sans faire de cauchemars ni se mettre à hurler en pleine nuit. Ou, si c’était le cas, il n’y aurait personne pour l’entendre et ajouter à ses soucis.
— Je viendrai te passer du baume sur le dos demain matin, dit Cadfael, reprenant sa lampe. Non, attends ! Si tu restes comme ça, tu auras froid cette nuit. Enfile ta chemise, elle ne te gênera pas beaucoup et ainsi tu pourras supporter la couverture.
— Ça ira, dit Meriet, presque honteux de s’incliner. Merci, mon frère, ajouta-t-il gauchement, avec un peu de retard, et du bout des lèvres, comme si cette expression ne correspondait pas à ce qu’il voulait dire, tout en sachant que c’était ce qu’il fallait dire.
— Mieux vaut tard que jamais, bougonna Cadfael. Enfin... Dis-moi, tu es bien sûr de vouloir être moine ? Bien, bien sûr ?
— Je n’ai pas le choix, balbutia Meriet, qui tourna tristement la tête.
« Je voudrais fichtre savoir pourquoi, se demanda Cadfael, frappant à la porte pour qu’on vînt lui ouvrir. Pourquoi faut-il qu’il termine cet entretien en disant enfin quelque chose d’aussi grave, alors qu’il s’est calmé et que ça ne peut que lui nuire. Au lieu de « je le veux ! « ou « j’y arriverai ! », il avoue : « Je n’ai pas le choix !". C’est tout ce qu’il trouve à dire. Ce qui implique une décision forcée, mais de qui vient-elle ou de quelle absolue nécessité ? Qui diantre l’a fait rentrer au cloître, ou est-ce seulement la situation qui ne lui a laissé d’autre possibilité ? »
En sortant de complies cette nuit-là, Cadfael trouva Hugh qui l’attendait à la loge du portier.
— Venez donc avec moi jusqu’au pont. J’étais sur le point de rentrer chez moi, mais j’ai appris par le portier que messire l’abbé vous envoie en mission demain, et que donc je ne pourrai pas vous joindre de toute la journée. Je suppose que vous êtes au courant pour le cheval.
— Oui, je sais qu’on l’a trouvé, mais c’est tout. On a été bien trop occupés aujourd’hui avec nos propres problèmes pour trouver le temps de penser à ce qui s’est passé à l’extérieur, reconnut Cadfael à regret. Mais je suppose que je ne vous apprends rien.
Frère Albin, le portier, était en effet la plus grande commère de la clôture.
— Vos ennuis et les miens se tiennent compagnie à ce qu’il semble mais ils n’arrivent jamais à se rejoindre. C’est drôle, non ? Et voilà maintenant que vous découvrez le cheval dans le nord, au diable Vauvert, enfin c’est ce qu’on m’a dit.
Ils passèrent tous deux la porte et tournèrent à gauche vers la ville ; des nuages couraient sous le ciel sombre et froid et pourtant, à hauteur du sol, il n’y avait qu’un peu de vent, à peine suffisant pour chasser la douce odeur de décomposition propre à l’automne. A droite de la route, s’étirait l’ombre des arbres, à gauche brillait le reflet métallique du bief du moulin et, devant eux, bruissait la rumeur du fleuve ; un peu plus loin s’étendait la ville.
— En effet, dit Hugh, on l’a retrouvé à moins de deux miles de Whitchurch où son cavalier avait l’intention de passer la nuit, comme ça, il lui serait plus facile d’arriver à Chester le lendemain.
Et il lui raconta toute l’histoire ; il appréciait toujours la façon originale dont Cadfael voyait les choses et qui différait souvent de la sienne. Mais pour cette fois, ils pensaient tous deux la même chose.
— Il y a des bois inhabités tout près, dit Cadfael d’un air sombre, et les mousses sont à portée de la main. Si ça s’est passé là-bas, et que le cheval était jeune et plein de feu, il s’est échappé sans retour, donc notre jeune homme peut reposer au fond d’une tourbière. On ne le retrouvera jamais. Ça ne sera même pas la peine de lui creuser une tombe.
— C’est ce que j’ai pensé moi aussi, acquiesça Hugh, morose, mais si j’ai des brigands de grands chemins dans mon comté, comment se fait-il que je n’en ai encore jamais entendu parler ?
— Peut-être sont-ils descendus du Cheshire. Vous savez à quelle vitesse ces gens se déplacent. Et même dans votre juridiction, Hugh, l’époque apporte des changements. Mais s’il s’agissait de soldats perdus, ils ne savaient pas s’y prendre avec les chevaux. Tout hors-la-loi digne de ce nom aurait préféré se couper un bras plutôt que de laisser s’enfuir un animal pareil. J’ai été le voir aux écuries, quand j’ai eu un moment de libre, admit Cadfael. Et cette bride incrustée d’argent... si quelque bandit l’avait vue, il aurait fallu un miracle pour que vous mettiez la main dessus. Ce que l’homme avait sur lui valait sûrement moins que le cheval et sa bride.
— S’ils attaquent les voyageurs dans les parages, dit Hugh, ils savent parfaitement où se débarrasser d’un cadavre. Les endroits ne manquent pas. Cependant, j’ai des hommes qui fouillent la région. On a peine à le croire, mais certains indigènes sont capables de vous dire si on a récemment jeté quelqu’un dans un étang.
N’importe, je doute fort qu’on retrouve jamais la moindre trace de Peter Clemence.
Ils étaient arrivés près du pont. Dans la pénombre, la Severn coulait, rapide et silencieuse, tel un grand serpent dont les écailles reflètent par instant la lumière des étoiles ; elles brillaient comme de l’argent avant qu’il ne glisse et dévale le courant, trop vite pour qu’on puisse le rattraper. Ils s’arrêtèrent pour prendre congé.
— Vous allez vous rendre à Aspley, dit Hugh. Là où notre homme s’est reposé tranquillement en famille, une petite journée avant sa mort. C’est-à-dire s’il est mort ! parce qu’en fait on en est réduit aux suppositions. Et s’il avait eu de bonnes raisons de disparaître et de se faire passer pour mort ? Par les temps qui courent, les hommes retournent leur veste comme ils changent de chemise, et il y a preneur pour tous ceux qui désirent se vendre. Bon, servez-vous de vos yeux et de vos oreilles pour votre novice, car vous êtes pour lui comme une poule protégeant son poussin, mais rapportez-moi tout ce que vous pourrez glaner sur Peter Clemence et sur ce qu’il avait en tête quand il est parti vers le nord. Il y a peut-être quelqu’un là-bas qui connaît le fin mot de l’histoire et qui ne s’en doute même pas.
— D’accord, dit Cadfael, et, faisant demi-tour dans le crépuscule, il se dirigea vers la loge du portier... et vers son lit.